La légitime défense mortelle ne viole pas l'article 2 de la Convention européenne
La Cour européenne a jugé que l'État français n'avait pas violé l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme en octroyant le bénéfice de la légitime défense au gendarme qui, pour défendre sa collègue d'un danger de mort, a tiré un coup de feu mortel sur un détenu au cours d'un transfert.
Lors d'un transfèrement, alors qu'il était menotté les bras devant lui et installé à l'arrière du véhicule, un détenu s'est détaché afin de dérober l'arme du gendarme assis à sa gauche pendant qu'un gendarme adjoint conduisait le véhicule. Pour mettre fin à cette situation, le conducteur a arrêté le véhicule et a sommé le mis en examen d'arrêter ses violences envers sa collègue tout en pointant son arme vers lui. Voyant que l'intéressé ne réagissait pas à ses sommations, le conducteur a ouvert la porte arrière droite pour tenter d'extraire le détenu en s'aidant de son bâton de défense, sans succès. Il a alors demandé des secours au centre opérationnel de la gendarmerie. Seulement, le détenu continuait de se battre pour s'emparer de l'arme du gendarme alors que la fonctionnaire, à demi allongée sur la chaussée, tentait de la protéger en dépit des coups. Après une dernière sommation, le conducteur a tiré un coup de feu sur la seule zone visible de l'individu. Le détenu décéda de ce coup de feu unique qui l'atteignit au niveau de la joue gauche.
Dans son réquisitoire définitif, le procureur de la République requit un non-lieu à poursuivre, au motif que le gendarme conducteur était en état de légitime défense telle que définie à l'article 122-5 du code pénal. Il convient ici de préciser qu'étant gendarme adjoint volontaire, le conducteur ne pouvait bénéficier de la cause d'irresponsabilité pénale prévue à l'article 122-4, alinéa 1er, du code pénal.
Le père du défunt interjeta appel de l'ordonnance de non-lieu avant que la chambre de l'instruction la confirme. Le requérant forma alors un pourvoi en cassation qui fut rejeté par la chambre criminelle au motif que le gendarme adjoint volontaire avait été contraint d'accomplir un acte nécessaire à la protection de sa collègue « en danger de mort ».
Saisissant la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de la violation de l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, les parents du défunt ont continué de soutenir que le coup de feu ayant entraîné la mort de leur fils, n'était ni nécessaire ni proportionné à l'un des objectifs mentionnés par l'article 2, § 2, de la Convention. Malgré les arguments présentés, la Cour a déclaré à l'unanimité qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 2 de la Convention.
Avant d'analyser l'absence de violation de l'article 2 par la France, soulignons le caractère injuste de l'attaque ainsi que la proportionnalité et la nécessité de la riposte.
La question de l'attaque
L'article 122-5, alinéa 1er, du code pénal dispose que « n'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte ».
Dès lors, la Cour a dû se demander si l'attaque constituait une atteinte injustifiée envers le gendarme conducteur ou sa collègue. Les requérants soutenaient que le fait pour le gendarme d'avoir eu l'intime conviction de l'existence d'un risque de péril imminent pour sa collègue et lui-même ne suffisait pas à constituer une telle attaque rendant nécessaire le recours à la force. Pourtant, et conformément à ce qu'ont relevé les différentes juridictions internes, le détenu a commis une agression physique sur un gendarme afin de s'emparer de son arme au cours d'un transfèrement. Ayant réussi à extraire l'arme de l'étui, ce dernier l'a tenue en main par la crosse et a posé ses doigts sur la queue de détente. Ces éléments factuels ont pu être confirmés par l'expertise génétique qui a déduit de ces traces une préhension volontaire de l'arme par le détenu. Cela a raisonnablement pu laisser croire au gendarme conducteur en la véracité d'une attaque imminente. En réalité, il existait une première attaque visible, celle des violences perpétrées à l'encontre du gendarme, et une deuxième atteinte pressentie, celle d'un danger de mort. De plus, ceci était corroboré aux dires du gendarme qui, en tentant de se débattre, criait à destination de son collègue « il veut me voler mon arme, il va me tuer ». Enfin, il convient de préciser que l'arme était approvisionnée avec une cartouche engagée dans la chambre (conformément à la circulaire n° 133000/DEF/GEND/OE/SDSPSR/SP relative à l'emploi de l'armement des militaires de gendarmerie du 2 février 2009). Dès lors, une seule pression était nécessaire pour réaliser un tir.
Pensant sa collègue en danger de mort imminent et compte tenu de la scène à laquelle il assistait, l'atteinte injustifiée existait, ou tout au moins était vraisemblable conformément à ce que la chambre criminelle admet (Crim. 14 févr. 1957, n° 56-46.94 P ; Crim. 18 oct. 1972, Bull. crim. n° 293 ; 8 juill. 2015, n° 15-81.986). Reste à savoir si la riposte était concomitante, nécessaire et proportionnée.
La question de la riposte
En l'espèce, les requérants soutenaient que la riposte n'était ni nécessaire ni proportionnée et que les gendarmes auraient dû être mieux formés, notamment pour utiliser leur bombe lacrymogène, et dotés d'autres équipements en particulier d'un pistolet à impulsion électrique. Pourtant, les juridictions internes et la Cour européenne ont admis le caractère nécessaire et proportionné de la riposte du gendarme conducteur.
S'agissant de la nécessité, il peut être admis que l'acte du conducteur a été commandé par l'urgence de défendre sa collègue en train de se faire violenter par un détenu tentant de dérober son arme de service. L'examen médico-légal réalisé sur celle-ci juste après les faits révéla en ce sens des contusions sur son tronc, ses membres supérieurs et inférieurs, des lésions de griffures ainsi qu'un retentissement psychologique nécessitant un suivi. L'un des boutons de son polo, ensanglanté, a également été retrouvé au sol ce qui a permis de confirmer la violence des coups subis. De plus, les investigations ont relevé qu'avant d'effectuer le tir, le conducteur a tenté, à plusieurs reprises, de mettre fin à l'agression de sa collègue par diverses sommations mais aussi par le recours à la force physique avec l'aide d'un bâton de défense. S'agissant du reproche de l'inutilisation d'autres moyens tels que la bombe lacrymogène ou le pistolet à impulsion électrique, la Cour européenne précise qu'elle ne saurait spéculer sur l'opportunité d'employer d'autres méthodes dans la mesure où cette exigence risquerait de s'exercer aux dépens de la vie des agents et de celle d'autrui.
Surtout, la Cour pose la règle nuancée selon laquelle pour déterminer si l'emploi de la force potentiellement meurtrière était justifié, il convient d'examiner « si l'agent de l'État croyait honnêtement et sincèrement qu'il était nécessaire d'y recourir ». La Cour doit alors vérifier le caractère « subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés » (CEDH 30 mars 2016, Armani Da Silva c. Royaume‑Uni, n° 5878/08, § 244-248 ; 23 mai 2019, Chebab c. France, n° 542/13, § 76, D. 2019. 1523, et les obs. , note A.-B. Caire ). Au vu des faits décrits, du manque d'expérience du gendarme adjoint volontaire et des divers résultats des investigations, il est possible de retenir que le tir, réalisé en dernier recours, était le seul moyen de mettre fin au danger auquel lui et sa collègue étaient exposés (la légitime défense n'aurait pu être admise s'il existait un autre moyen de se protéger, par exemple en se mettant à l'abri v. Crim. 28 févr. 2006, n° 05-87.400).
Concernant la proportionnalité, la Cour de cassation compare les actes de l'agresseur et de l'agressé sans tenir compte du résultat (Crim. 17 janv. 2017, n° 15-86.481, Dalloz actualité, 3 févr. 2017, obs. C. Benelli-de Bénazé ; D. 2017. 216 ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ) et en tolérant une certaine anticipation (Crim. 19 juin 1990, n° 90-80.888 P). La disproportion est quant à elle souvent présumée lorsqu'une solution moins grave aurait permis d'échapper au péril. En l'espèce, le tir unique, effectué après usage de la force physique et plusieurs sommations a été jugé proportionné face au danger de mort auquel étaient exposés les gendarmes. Effectivement, il ne semble pas y avoir de disproportion entre la gravité de l'atteinte, à savoir un danger de mort, et le moyen de défense qui résidait dans un coup de feu potentiellement mortel utilisé en dernier recours. De plus, la Cour européenne a relevé qu'aucun élément factuel ne permettait de conclure que le gendarme aurait pu viser d'autres parties du corps du détenu pour mettre fin à l'agression et protéger la vie de sa collègue. Dès lors, l'emploi de la force potentiellement meurtrière était justifié car le gendarme croyait honnêtement et sincèrement qu'il était nécessaire d'y recourir au vu des circonstances.
Si le gendarme pouvait valablement ne pas engager sa responsabilité pénale grâce au bénéfice de la légitime défense, la question de l'engagement de la responsabilité de l'État persistait.
L'engagement de la responsabilité de l'État
Dans cet arrêt Bouras contre France du 19 mai 2022, la Cour rappelle que son rôle n'est pas celui d'une cour d'assises qui rejugerait les personnes bénéficiant de la légitime défense, mais celui de statuer sur le point de savoir si, en exonérant certains agents de leur responsabilité pénale, les juridictions de l'État défendeur n'ont pas violé l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cet article, protégeant le droit à la vie, prévoit tout de même dans son second paragraphe, et conformément à l'article 122-5 du code pénal que « la mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire [notamment] a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale […] ». Si les requérants soutenaient l'inverse, les développements ont permis de mettre en avant qu'en l'espèce, la mort résultait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire pour assurer la défense des gendarmes contre la violence exercée illégalement par le détenu. Dès lors, et puisque l'article 122-5, alinéa 1er, du code pénal est en conformité avec cette limite du droit à la vie, l'État français n'a pas méconnu l'article 2 de la Convention en octroyant le bénéfice de la légitime défense au gendarme.
Enfin, dans leur requête, les requérants invitaient à analyser la responsabilité de l'État français dû à l'insuffisance des précautions prises par l'administration dans l'organisation du transfèrement. La Cour européenne répond à cela qu'en effet, si le péril avait été causé par une négligence administrative, la défense aurait été valable pour le justiciable personne physique, mais la négligence aurait entraîné la responsabilité de l'État défendeur. Toutefois, la Cour retient qu'en l'espèce, eu égard à l'enquête administrative réalisée par l'inspection générale de la gendarmerie nationale, les dangers prévisibles du transfèrement du détenu avaient été appréciés par l'administration, permettant ainsi d'écarter l'engagement de la responsabilité de l'État français.
Maria Slimani
CEDH 19 mai 2022, Bouras c. France, n° 31754/18
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