Droit de visite et d'hébergement du tiers ayant élevé l'enfant : l'intérêt de l'enfant doit primer
Dans une affaire où une femme avait élevé l'enfant de sa compagne avant de se séparer d'elle et de se voir refuser tout droit de visite et d'hébergement par les juridictions internes, la CEDH approuve le système français reposant sur l'article 371-4 du code civil. Elle affirme qu'en la matière, l'intérêt de l'enfant doit primer sur le droit au respect de la vie familiale du tiers.
L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 12 novembre 2020 dans l'affaire H… c. France, a une résonnance particulière après les arrêts rendus le 6 novembre 2019 et le 24 juin 2020 par la première chambre civile de la Cour de cassation. Dans ces deux affaires, il s'agissait d'appliquer l'article 371-4 du code civil à des femmes qui, après avoir mené à bien des projets parentaux avec leur compagne, se trouvaient « chassées » de la vie de l'enfant qu'elles avaient souhaité et élevé. Dans les deux cas, tout droit de visite et d'hébergement a finalement été écarté.
Dans l'espèce ayant donné lieu à la saisine de la CEDH, la requérante et Mme C…, sa compagne, ont vécu ensemble de 2000 à 2012, en concubinage d'abord puis dans le cadre d'un PACS. Le 15 octobre 2007, après recours à une PMA en Belgique, Mme C… donnait naissance à G…. Quatre mois plus tard, la requérante se mettait en disponibilité, afin d'élever « l'enfant commun » ainsi que son propre fils, né en 1995 et qui vivait avec le couple. Le projet parental commun ne fait aucun doute et est établi par divers éléments. Pourtant, quelques semaines après la rupture du PACS, en mai 2012, Mme C… s'opposait à la poursuite des relations entre G… et la requérante. Cette dernière saisissait alors le juge aux affaires familiales, sur le fondement de l'article 371-4 du code civil, d'une demande de droit de visite et d'hébergement, demande à laquelle il était fait droit.
La cour d'appel de Paris (5 juin 2014, n° 14/01098, JCP 2014. 931, obs. G. Kessler) se prononçait quelques mois plus tard. Se fondant sur de nombreux témoignages et attestations parmi lesquels plusieurs certificats du médecin traitant de l'enfant, les juges refusaient tout droit de visite et d'hébergement à la requérante, dans une décision assez fournie. En effet, après avoir relaté un certain nombre d'événements relatifs aux contacts entre l'enfant et la requérante, la cour concluait que l'enfant, à l'époque âgé de six ans, se trouvait « impliqué bien malgré lui dans un conflit de loyauté à l'égard de sa mère et de son ex-compagne » et manifestait « une hostilité franche au fait de devoir se rendre chez cette dernière dans le cadre d'un droit de visite et d'hébergement ». Les juges relevaient que l'enfant présentait en outre depuis la mise en place de ces rencontres « des manifestations somatiques sévères ». La cour d'appel en avait conclu qu'il n'était « pas de l'intérêt premier de l'enfant de poursuivre ces rencontres trop traumatisantes pour lui quels que soient les liens d'affection légitime que peut nourrir l'ex-partenaire de sa mère à son égard ».
La requérante se pourvoyait alors en cassation en reprochant à la cour d'appel de ne pas avoir répondu à son moyen selon lequel Mme C… instrumentalisait l'enfant et qu'il était en réalité dans l'intérêt de ce dernier de maintenir des liens avec elle. Elle faisait également grief à l'arrêt d'appel de ne pas avoir tenu compte de certaines attestations qu'elle avait fournies et d'avoir refusé d'ordonner une expertise complémentaire qui aurait pu l'éclairer. Elle invoquait en outre une décision du conseil de l'ordre des médecins, intervenue depuis le pourvoi, qui sanctionnait le médecin traitant de l'enfant pour la rédaction biaisée des certificats produits par la mère de l'enfant. D'un point de vue procédural, le pourvoi était fondé sur l'article 455 du code de procédure civile et soutenait, en substance, que l'arrêt de la cour d'appel ne satisfaisait manifestement pas aux exigences de motivation ; la requérante faisait par ailleurs expressément référence dans son mémoire à l'atteinte qui pouvait en résulter au regard du droit au respect de sa vie familiale tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour de cassation, dans un arrêt du 7 octobre 2015, rejetait le pourvoi au motif que le moyen soulevé n'était manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
C'est dans ce contexte que la requérante a saisi la CEDH. Elle se plaignait de ce que le refus de lui accorder un droit de visite et d'hébergement à l'égard de l'enfant de son ex-compagne, qu'elle avait élevé pendant les premières années de sa vie, avait violé son droit au respect de sa vie familiale tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne.
Nous n'insisterons pas sur l'aspect procédural de la recevabilité de la demande.
Signalons simplement que l'État français considérait que la requérante n'avait pas épuisé les voies de recours. D'une part, selon le gouvernement, son pourvoi sur le fondement de l'article 455 du code de procédure civile était voué à l'échec et « ne constituait donc pas un recours à épuiser avant de saisir la Cour » (§ 19). D'autre part, il affirmait que la requérante aurait pu saisir de nouveau le juge aux affaires familiales après la décision du conseil de l'ordre des médecins puisqu'il s'agissait d'un fait nouveau qui permettait de rediscuter du droit de visite et d'hébergement (§ 20). Enfin, le gouvernement rappelait que le droit français permet le recours en révision en cas de fraude de l'autre partie ou lorsqu'un jugement a été rendu sur des pièces reconnues fausses ou judiciairement déclarées fausses (§ 21).
En réponse, la Cour européenne des droits de l'homme indique que, « pour pleinement épuiser les voies de recours internes, il faut en principe mener la procédure interne jusqu'au juge de cassation et le saisir des griefs tirés de la Convention susceptibles d'être ensuite soumis à la Cour » (§ 27). Or la Cour constate que, « si le moyen de cassation de la requérante tendait essentiellement à dénoncer l'insuffisance de la motivation de l'arrêt de la cour d'appel de Paris au regard des exigences de l'article 455 du code de procédure civile […], la requérante a néanmoins soulevé en substance devant la Cour de cassation le grief tiré de la méconnaissance de son droit au respect de sa vie familiale qu'elle soumet à la Cour » (§ 29). La Cour en déduit que « la requérante a mis la Cour de cassation en mesure de vérifier si l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 5 juin 2014 était conforme aux exigences de la Convention relatives à ce droit » (§ 31). Elle rappelle par ailleurs « qu'en tout état de cause, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d'en utiliser d'autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès » (§ 32). La Cour en conclut que la requête était donc recevable. Cette recevabilité admise, restait aux juges à se prononcer sur le fond.
Sur le fond justement, on retiendra plusieurs enseignements de cet arrêt.
Tout d'abord, il est désormais bien acquis que le rôle de « parent social » de l'enfant endossé par la compagne d'une femme ayant accouché est parfaitement reconnu par l'État français (§ 35 et 42) et par la CEDH (§ 50) comme créant des liens familiaux entrant dans le champ de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (et même, du point de vue de la Cour de cassation, dans le champ du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, Civ. 1re, 6 nov. 2019, préc.). Il y a donc bien une vie familiale à protéger en maintenant les liens de l'enfant avec la personne qui l'a élevé, en particulier dans le cadre d'un projet parental commun.
Ensuite, cet arrêt était l'occasion de connaître la position de la CEDH sur la conformité de l'article 371-4 du code civil au droit au respect de la vie familiale ainsi constituée, tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne. On rappellera que la Cour de cassation a récemment dû se prononcer sur la constitutionnalité de cet article puis sur sa conventionnalité. À cette occasion, la première chambre civile a affirmé coup sur coup que « l'article 371-4 du code civil, qui tend, en cas de séparation, à concilier l'intérêt supérieur de l'enfant et le maintien des liens de celui-ci avec l'ancienne compagne ou l'ancien compagnon de sa mère ou de son père, lorsque des liens affectifs durables ont été noués, ne saurait méconnaître le droit de mener une vie familiale normale » garanti par le dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (Civ. 1re, 6 nov. 2019, préc.) et qu'« en ce qu'il tend, en cas de séparation du couple, à concilier le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressés et l'intérêt supérieur de l'enfant, il ne saurait, en lui-même, méconnaître les exigences conventionnelles résultant des articles 3, § 1, de la Convention de New York et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales » (Civ. 1re, 24 juin 2020, préc.). La haute juridiction avait en conséquence rejeté la demande aux fins d'avis consultatif de la Cour européenne des droits de l'homme (ibid.). La décision sous examen constituait donc un moment de vérité pour la jurisprudence de la Cour de cassation.
On peut considérer que l'arrêt de la CEDH « valide » la solution retenue par les juridictions internes même si le raisonnement tenu par les juges européens diffère quelque peu de celui mené par la Cour de cassation. Il faut dire que la question même de la conventionnalité de l'article 371-4 du code civil n'était pas directement soulevée. En effet, la requérante déclarait « ne contester ni la légalité ni la nécessité du critère de l'intérêt de l'enfant tel que visé par l'article 371-4 du code civil » (§ 38). Pour elle, c'est l'application défaillante de cet article par la cour d'appel qui a conduit à l'atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale (ibid.). De son côté, le gouvernement déclarait ne pas contester que « le refus de droit de visite et d'hébergement opposé à la requérante constitue une ingérence dans sa vie familiale » (§ 42). Il estime cependant que « cette ingérence était prévue par la loi – l'article 371-4, alinéa 2, du code civil –, poursuivait un but légitime – l'intérêt de l'enfant – et était nécessaire dans une société démocratique » (ibid.). C'était aborder la question sous l'angle des obligations négatives qui exigent essentiellement des États qu'ils s'abstiennent de toute ingérence dans l'exercice des droits reconnus par la Convention. Or, pour la CEDH, conformément à sa jurisprudence passée, il ne s'agit pas ici simplement de « prémunir l'individu contre d'éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics » mais plutôt de mettre à la charge des États une obligation positive consistant à permettre le « respect effectif de la vie familiale » (§ 53). Dans cette perspective, la Cour a relevé que le cadre légal français avait « donné à la requérante la possibilité d'obtenir un examen judiciaire de la question de la préservation du lien qu'elle avait développé avec G…, possibilité dont elle a usé » (§ 58). Elle va plus loin en considérant que l'atteinte au droit de la requérante ne résulte pas d'une décision ou d'un acte d'une autorité publique mais est la conséquence de la séparation de cette dernière et de la mère (§ 53). Donc on peut considérer qu'en lui-même le système français qui permet au tiers qui a élevé l'enfant de maintenir des liens avec lui par le biais de l'article 371-4 du code civil est approuvé dans son principe.
Il ne restait plus à la Cour qu'à vérifier si, dans leur application à l'espèce de cet article, les juridictions internes avaient ou non violé l'article 8 de la Convention européenne. La Cour commence par rappeler « qu'en matière d'obligations positives comme en matière d'obligations négatives, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble » (§ 55) et que « les États parties jouissent d'une certaine marge d'appréciation, laquelle est de façon générale ample lorsque les autorités publiques doivent ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention » (§ 55 ; v., parmi d'autres, Moretti et Benedetti c. Italie, préc., § 60 et 63). Elle souligne que tel était bien le cas en l'espèce « dès lors notamment qu'étaient en jeu, non seulement le droit au respect de la vie familiale de la requérante mais aussi le principe de l'intérêt supérieur de l'enfant et les droits de G… au regard de l'article 8 de la Convention ainsi que les droits de C… au regard de cette disposition » (§ 55).
Ainsi, après avoir rappelé que la Cour « n'a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d'examiner sous l'angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire » (§ 56), les juges ont donc vérifié si, en l'espèce, l'État français avait ménagé un juste équilibre entre les intérêts en question. À cette occasion, la Cour est très claire sur la « hiérarchie » à opérer entre les intérêts en présence puisqu'elle affirme à plusieurs reprises (§ 57, 60 et 66) et conformément à sa jurisprudence antérieure (v. not. Moretti et Benedetti c. Italie, préc., spéc. § 67), que, dans cette recherche d'équilibre, « l'intérêt supérieur de l'enfant doit primer ».
Reprenant l'arrêt de la cour d'appel de Paris, elle relève que celui-ci est « attentivement motivé, notamment en ce qui concerne la caractérisation de l'intérêt supérieur de l'enfant » (§ 60) et elle souligne différents passages (§ 60 et 61) démontrant selon elle que la décision prise par les juges parisiens était bien fondée sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Dès lors, la Cour n'ayant « pas pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de visite et d'hébergement, ne saurait mettre en cause la conclusion que la cour d'appel a tirée de ces constats, selon laquelle il n'était pas dans l'intérêt de l'enfant de poursuivre ses rencontres avec la requérante » (§ 61).
Là encore, c'est une confirmation de la jurisprudence interne récente puisque, dans l'arrêt précité du 24 juin 2020 (préc.), la Cour de cassation avait adopté une démarche similaire. En effet, après avoir écarté l'inconventionnalité de l'article 371-4 du code civil, elle avait repris en détail les différents motifs qui avaient amené la cour d'appel à refuser à la demanderesse tout droit de visite et d'hébergement sur l'enfant. Puis, tout en s'en remettant logiquement à la souveraineté des juges du fond quant à l'appréciation des divers éléments relevés au regard de l'intérêt de l'enfant, elle avait retenu, pour rejeter le pourvoi, que les juges du fond avaient, par une décision motivée, tenu compte de l'intérêt supérieur de l'enfant.
Enfin, comme elle l'avait fait notamment dans sa décision Moretti et Benedetti c. Italie (préc., spéc. § 27 et renvoyant à CEDH 21 juin 2007, Havelka et autres c. République tchèque, req. n° 23499/06, § 34-35 ; 26 févr. 2002, Kutzner c. Allemagne, req. n° 46544/99, § 56 ; 26 oct. 2006, Wallová et Walla c. République tchèque, req. n° 23848/04, § 47), dans laquelle les requérants mettaient en cause les manquements du processus décisionnel ayant débouché sur l'ingérence et la rupture des liens avec l'enfant, la CEDH se prononce également sur les aspects procéduraux soulevés par la requérante. En effet, celle-ci se plaignait longuement du refus d'ordonner une expertise complémentaire et du fait que la cour d'appel aurait ignoré de nombreuses pièces fournies par elle et ne se serait fondée que sur des pièces produites par la mère de l'enfant. Pour la requérante, ces manquements d'ordre procédural avaient abouti à la priver de son droit de mener une vie familiale normale.
La Cour rappelle alors qu'elle reconnaît aux États parties une très large marge de manœuvre en matière d'administration de la preuve, « sous réserve qu'ils ne se livrent pas à l'arbitraire » et qu'il revient aux juridictions internes d'apprécier la valeur probante des éléments qui leur sont soumis (§ 64). Les juges retiennent ensuite que, compte tenu de la motivation très fournie de l'arrêt de la cour d'appel de Paris, « rien ne permet […] de considérer que la cour d'appel de Paris aurait omis de prendre en compte les éléments produits par la requérante » et la Cour ne voit donc pas de raison de remettre en cause la démarche de la cour d'appel (ibid.).
La Cour européenne des droits de l'homme en conclut donc l'État français n'a pas méconnu son obligation positive de garantir le respect effectif du droit de la requérante à sa vie familiale et qu'il n'y a donc pas eu violation de l'article 8 de la Convention européenne.
On retiendra en conclusion que, même si le système mis en place par le droit français permet en principe aux juges de répondre à l'obligation positive pesant sur l'État français de préserver les liens familiaux créés de facto entre un tiers et un enfant qu'il a élevé, il reste sans doute mal adapté aux hypothèses de projet parental commun des couples homoparentaux. On sait que c'est l'une des raisons pour lesquelles le parlement français réfléchit, en cas de recours à une procréation médicalement assistée dans les couples de femmes, à un système d'établissement d'un double lien de filiation, en amont de la naissance de l'enfant. Cela devrait permettre d'améliorer le respect de la vie familiale des adultes tout en préservant, il faut l'espérer, l'intérêt des enfants concernés…
Par Laurence Gareil-Sutter
Source : CEDH 12 nov. 2020, req. n° 19511/16.
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