Préjudice personnel et faute contractuelle invoquée par le tiers

Dans un arrêt du 15 juin 2022, la chambre commerciale de la Cour de cassation est venue préciser qu'un héritier ne peut agir sur le fondement délictuel en invoquant un manquement contractuel qu'en réparation d'un préjudice qui lui est personnel.

L'arrêt rendu par l'assemblée plénière de la Cour de cassation le 6 octobre 2006 (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 P, Myr'Ho [Sté], D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister , note G. Viney ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2007. 295 , obs. N. Damas ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 123, obs. P. Jourdain ), dénommé « Bootshop Myr'ho », aura sans nul doute été l'une des décisions du début du XXIe siècle les plus commentées en droit civil (v. pour une synthèse F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, p. 755, n° 680 ; Y. Lequette, F. Terré, H. Capitant et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile. Tome 2. Obligations, contrats spéciaux, sûretés, Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2015, p. 228 s., n° 177). Le résumer est fort simple : le tiers au contrat peut invoquer sur le fondement délictuel un manquement contractuel quand celui-ci lui cause un dommage. Récemment, un second arrêt d'assemblée plénière dit « Sucrerie de Bois Rouge » est venu confirmer cette position en janvier 2020 (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, Dalloz actualité, 24 janv. 2020, obs. J.-D. Pellier ; ibid., 27 fév. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 416, et les obs. , note J.-S. Borghetti ; ibid. 353, obs. M. Mekki ; ibid. 394, point de vue M. Bacache ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJ contrat 2020. 80 , obs. M. Latina ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier ; ibid. 395, obs. P. Jourdain ). L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 15 juin 2022 ne revient pas sur le principe de ce que l'on a pu appeler l'identité des fautes contractuelle et délictuelle. En revanche, il apporte une limite dans un contentieux où ce problème est assez récurrent, à savoir celui des successions. Rappelons les faits ayant donné lieu au pourvoi. Une personne physique souscrit le 15 mai 2001 un prêt auprès d'un établissement bancaire pour un montant de 7 500 000 F soit 1 143 367,63 € arrivant à échéance le 31 mai 2008. L'emprunteur a versé le montant de l'emprunt sur un contrat d'assurance-vie souscrit par l'intermédiaire de la société venant aux droits de la banque prêteuse de deniers. Le rachat du contrat d'assurance-vie devait permettre le remboursement du prêt à son terme. Le rachat est intervenu le 3 décembre 2008. Problème : l'emprunteur reste débiteur d'une somme de 684 982,56 € après le rachat. Il rembourse donc le solde du prêt au moyen d'une ouverture de crédit utilisable par découvert en compte consenti par un autre établissement bancaire. L'emprunteur meurt : ses héritiers décident d'assigner l'établissement bancaire en indemnisation des préjudices résultant de manquements à leurs obligations d'information et de conseil envers leur parent emprunteur. La cour d'appel de Paris confirme le jugement de première instance rendu en toutes ses dispositions. Les juges du fond avaient considéré que les héritiers invoquant un préjudice causé par les manquements de la banque se prévalaient non pas d'un préjudice personnel mais subi par leur parent et dont la réparation devait être poursuivie sur le fondement contractuel seulement. Or ces derniers estimaient qu'ils pouvaient utiliser la faute commise par la banque dans la relation contractuelle du prêt entre l'emprunteur et cette dernière pour invoquer à leur profit une faute leur ayant causé un dommage. Les héritiers de l'emprunteur se pourvoient en cassation. Ils estiment notamment qu'ils ont la qualité de tiers aux contrats souscrits et qu'ils pouvaient donc invoquer sur le fondement délictuel le manquement contractuel eu égard à la jurisprudence initiée le 6 octobre 2006 par l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

Le pourvoi est rejeté en ces termes : « il résulte de l'article 1165 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, et de l'article 1382, devenu 1240, de ce code que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Un héritier ne peut agir sur ce fondement en invoquant un manquement contractuel commis envers son auteur qu'en réparation d'un préjudice qui lui est personnel. N'est pas un préjudice personnel subi par l'héritier celui qui aurait pu être effacé, du vivant de son auteur, par une action en indemnisation exercée par ce dernier ou qui peut l'être, après son décès, par une action exercée au profit de la succession en application de l'article 724 du code civil ».

La solution permet de mieux distinguer les responsabilités en jeu tout en évitant une extension déraisonnable de la jurisprudence permettant aux tiers d'invoquer le manquement contractuel sur le fondement délictuel.

De la distinction des responsabilités

Le premier enseignement de l'arrêt du 15 juin 2022 reste de pouvoir distinguer les responsabilités contractuelle et délictuelle en pareille situation. Ici, il ne fallait pas se tromper : les héritiers ont assigné l'établissement bancaire en raison du manquement contractuel à l'obligation d'information et de conseil subi par leur parent. Il s'agissait, par conséquent, d'un premier indice sur la pertinence du fondement à mettre en œuvre : la responsabilité qu'ils recherchaient n'était pas liée à un préjudice économique subi personnellement mais à un préjudice qui a touché l'emprunteur personnellement.

Or ce préjudice subi par l'emprunteur aurait pu être directement réparé du vivant de ce dernier si celui-ci avait assigné l'établissement bancaire en raison des fautes commises. Les héritiers pouvaient tout à fait tirer profit de l'absence d'action en responsabilité contractuelle de leur mère pour, de leur côté, assigner sur ce fondement en leur qualité d'héritiers saisis en vertu de l'article 724 du code civil que l'arrêt cite au paragraphe 6. Pour lutter contre cette argumentation, les demandeurs au pourvoi estimaient subir un préjudice personnel en devant régler une part plus importante de dette dans la succession du parent emprunteur en raison de cette faute. Mais ce raisonnement ne parvient pas à convaincre la chambre commerciale de la Cour de cassation. La solution est heureuse car il n'y a aucun préjudice personnel mais seulement le préjudice subi par leur auteur qui rebondit sur le passif que les héritiers récupèrent en vertu de leur acceptation.

La distinction entre responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle permet également de revenir utilement sur le principe de non-cumul, ou plus justement principe de non-option (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, op. cit., p. 971, n° 897). Puisque les héritiers ont pris la place du parent emprunteur, la voie contractuelle semble s'imposer pour réparer le préjudice subi par ce dernier. Sans préjudice personnel lié au manquement contractuel, il est impossible pour les héritiers en tout état de cause d'invoquer un tel manquement sur le fondement délictuel.

Une limitation utile de la jurisprudence de 2006

L'arrêt rendu le 15 juin 2022 a pour principal mérite de ne pas étirer outre mesure la jurisprudence Bootshop Myr'ho et Sucrerie de Bois Rouge, notamment pour le contentieux successoral. La solution est donc parfaitement conforme tant au droit patrimonial de la famille qu'à la théorie générale de l'obligation, du moins en l'état actuel de la jurisprudence de la Cour de cassation. Le truchement de la dévolution de la succession ne fait, en somme, que de rappeler que l'héritier prenant la place de son auteur, doit utiliser les voies de droit qui étaient offertes à ce dernier (à savoir, ici le contrat). Par la dévolution successorale, les héritiers ne sont plus des tiers au contrat mais ils deviennent en lieu et place du de cujus les parties à celui-ci ; notamment ici pour régler le solde débiteur laissé par l'emprunteur en raison de la mauvaise opération faite avec le rachat de l'assurance-vie.

La limitation de la jurisprudence initiée le 6 octobre 2006 sera donc probablement accueillie favorablement par une doctrine divisée sur cette position prétorienne. Cet arrêt aurait probablement pu être évité à la source si le législateur avait brisé une telle jurisprudence, ce qui n'a pas été le cas. La question de l'identité des fautes délictuelle et contractuelle n'a, en effet, pas été réellement abordée par l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 pour laisser champ libre à la réforme du droit de la responsabilité civile (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l'ordre du Code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, p. 503, n° 554).

Voici donc un arrêt particulièrement intéressant en ce qu'il est une nouvelle pierre à l'édifice de la faute contractuelle invoquée par le tiers sur le fondement délictuel. Le tempérament est léger et il n'en est peut-être d'ailleurs pas un : la chambre commerciale rappelle simplement le sens et la portée du statut de tiers. L'héritier prenant la place du défunt dans la position contractuelle que ce dernier occupait, la jurisprudence Bootshop et Sucrerie de Bois Rouge n'était d'aucun secours ici car elle était purement et simplement étrangère au débat. Cette limitation est donc dans la droite lignée de ce que l'assemblée plénière a dessiné en 2006 et en 2020 : le tiers peut invoquer le manquement contractuel sur le fondement délictuel. Mais c'est à condition de prouver un préjudice personnel.

 

Par Cédric Hélaine

Com. 15 juin 2022, F-B, n° 19-25.750

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